Denis Brihat, des images et des mots

Voilà plus de cinquante ans qu’il a installé son atelier de photographe sur le plateau des Claparèdes, puis à Bonnieux. Denis Brihat poursuit son travail d’alchimiste, une œuvre silencieuse et patiente, attentive à révéler l’âme des choses. Nous avons parcouru ensemble l’exposition qui lui est consacrée à L’Isle sur la sorgue. L’homme, amical sous des airs bourrus, d’une exigence absolue, ne s’embarrasse pas de préciosités verbales. Sa parole est rare, dense. Des mots de diamant brut, jaillis au fil des images.

Préambule : Trois doigts, saisis de façon rapprochée. « Ceci est un autoportrait. Je prenais des photos, j’ai approché l’appareil de ma main ».

Picasso : « A l’époque, sur la côte, les quelques artistes qui vivaient là se connaissaient tous. Envers lui, il y a avait une certaine déférence, évidemment. Il était venu me chercher pour que je fasse des repros des premiers portraits de Jacqueline. J’étais allé chez lui. Il m’a dit : restez donc, j’organise un apéro avec des copains. En attendant que tout le monde arrive, il s’est amusé avec ses biques, il a fait l’idiot, il m’a littéralement donné des photos »

L’époque des Claparèdes : « Aux Claparèdes, j’avais restauré une ruine, un petit cabanon, grand comme ça, deux bories et un puits. Je remontais les seaux du puits pour laver les photos. Ca, c’est du pipi de photographe dans de l’eau de vaisselle. C’était un matin d’hiver. Au cabanon, j’avais pris l’habitude de mettre mes eaux usées dans une bassine. Ce matin-là, il faisait frisquet, je n’ai pas eu le courage de sortir, j’ai fait pipi dans la bassine. Quand j’ai vu que ça prenait des formes inattendues, j’ai enfilé un pantalon, j’ai sorti la bassine et j’ai photographié les formes qui étaient déjà en train de disparaître. Ce travail-là je savais que c’était invendable à l’époque. Ce genre de photos n’intéressait strictement personne. Mon économie était très économique !»

Les gens de Bonnieux : « Les gens du pays ont été très sympas, ils m’ont fait des tas de cadeaux. Là, c’est César, un copain, photographié au bistrot du village. Et là, le facteur auxiliaire et violoniste de Bonnieux. On l’appelait Caporal. Voilà la Jeannette. Elle me refilait des camemberts soit disant périmés parce que la croûte blanche était paraît-il trop fine. Et Marcel, le mari de Jeannette. Un type merveilleux. L’un des hommes les plus extraordinaires que j’aie rencontrés dans ma vie. Il était marchand de bois. C’était un conteur. Pendant la guerre, il avait une vieille guimbarde avec laquelle il ravitaillait le maquis du grand Luberon. »

La structure : « Ce qui m’intéressait, c’était la structure des choses. Dans l’eau de la bassine, la coupe d’une truffe... Là, un bout de marbre sur un pilier de San Miniato, à Florence. Ce pilier était exposé à la vue de tous depuis longtemps, les gens ne voyaient rien. J’ai dit au curé : «Regardez, c’est Jésus-Christ déguisé en clown ! Il ne s’en est pas remis, je crois ! Ici, un petit bout d’une peinture. C’était dans l’atelier de Prassinos. J’ai vu des craquelures sur un tableau. Il y avait une harmonie, quelque chose. J’ai fait contre-types pour accentuer le contraste. Un galet : j’ai regardé, j’ai vu qu’il était foutu comme un tableau cubiste. Qui influence qui ? »

Un citron : « Je prends un sujet, citron ou autre. Je le photographie sous tous les angles, de dessus, de dessous, de côté, en travers. Comme Bach, en toute modestie. Prendre un thème, et le décliner de toutes les façons possibles. J’ai appelé ça « Esprit du citron ».

Etre photographe : « C’était lors de ma première expo à Biot, en 52. Les gens du pays venaient. L’un d’eux m’a dit : « Tu vois, là tu dis que tu as photographié un fruit, un légume, eh ben moi, j’y vois autre chose ! » Là, je me suis dit : si tu peux faire rêver les gens avec tes photos, c’est un beau programme…Il y a des gens qu’on appelle boulangers, ils ont appris à faire le pain, ils le font bien, ils le font pour les autres. Moi, je fais des photos, je donne des choses à voir. Je n’ai pas le sens du pognon, je gagne seulement de quoi continuer, le plaisir de pouvoir continuer. »


Carina Istre

Isle/Sorgue, Campredon, Denis Brihat photographies (1958-2011). Exposition du 22 octobre 2011 au 4 février 2012.

Avignon Musée Calvet, prolongation de l'exposition Fastueuse Egypte

Se sont près de 400 pièces que l’on n’avait plus vues depuis 25 ans qui sont exposées actuellement. Issues de la collection constituée par Esprit Calvet et aussi des dons et legs de Marius Clément, de Clot-Bey et d’achats effectués par la Fondation Calvet au XIXe et au XXe, auxquels s’ajoutent quelques prêts d’institutions parisiennes et de musées en région, ces objets donnent à voir, de l’Ancien Empire (2278 av.J.C) au XVIe siècle ap. J.C., la richesse et la singularité de la civilisation égyptienne. Odile Cavalier, conservateur en chef du Patrimoine, chargée des collections antiques, a assuré le commissariat de cette exposition.
L’art égyptien présente la particularité de s’étendre sur quatre millénaires avec une constance surprenante.


Il doit notamment cette constance à la situation géographique du pays qui l’a protégé longtemps des envahisseurs. Bordé au Nord et en grande partie à l’Est par la mer, au Sud et à l’Ouest par le désert, seule la bande nord-orientale est perméable; c’est d’ailleurs par là qu’arriveront les invasions dont les invasions arabes qui donneront naissance à l’Egypte mamelouke (1250-1517 ap.J.C.) dont on peut voir un remarquable grand bassin à décor végétal. A l’intérieur, le relief est uniformément plat, seul le Nil vient interrompre cette monotonie en créant un contraste de végétation et de faune luxuriantes, inspirantes pour les penseurs égyptiens. Les crocodiles, les hippopotames, les lions et oryx sont devenus l’incarnation des forces du mal qu’Horus, le dieu à tête de faucon, domine (stèle d’Horus sur les crocodiles).


Dans la civilisation égyptienne, la religion imprègne toute la vie. Elle vise surtout à perpétuer dans l’au-delà les joies et toutes les bonnes choses qui la constituent, à travers les mythes funéraires rattachés au Soleil et à Osiris. Au titre de ces bonheurs : avoir une vie longue, des biens en quantité, des enfants doux et affectueux sont essentiels. Tous les témoignages de cette religiosité et de cette mythologie se trouvent concentrés dans les tombes royales ou pas et sur les grands lieux de culte tels que Karnak ou Thèbes. A ce titre, figure dans l’exposition une oeuvre fondamentale, un livre funéraire destiné à une tombe royale et renfermant un texte cosmogonique, le Livre de la Vache céleste. Le médiateur entre la terre et les dieux est bien sur le Pharaon, fils des dieux et dieu-sur-terre.


Pharaon, pour gérer son pays et mener à bien sa mission religieuse a sous ses ordres une administration conséquente et très hiérarchisée. A son sommet se trouve le vizir dont on a une très belle représentation dans une des salles. Autre personnage, mainte fois représenté dans l’art égyptien parce que aussi nécessaire dans la vie au-delà que sur Terre : le scribe. La statue-bloc d’Hori, prêtée par le Louvre, en est une magnifique représentation.

A la fin de la civilisation égyptienne, aux époques ptolémaïque et romaine (332 av.J.C. à 313 ap. J.C.), les cultes égyptiens de Sarapis et Zeus-Ammon arrivent peu à peu dans le monde romain. C’est ainsi que le musée Calvet possède un buste en calcédoïne de Sérapis, découvert prêt de Valréas, au XIXe siècle, un grand médaillon de pierre avec la tête de Jupiter-Ammon, découvert dans la première moitié du XVIIIe, à Caderousse par Esprit Calvet et un buste trouvé, à la même période, entre Bagnols-sur-Cèze et Pont-Saint-Esprit.


L’Egypte copte est aussi représentée par un bel ensemble de textiles : fragments de tuniques d’enfant, châles...


Cette exposition qui fait date pour le musée, est l’aboutissement d’une campagne de restauration de plusieurs années qui a permit de mener une étude scientifique des papyrus du musée et, grâce aux nouvelles recherche du musée de l’Homme, de dater avec plus de précision la momie, présentée dans l’exposition, d’une petite fille de deux ans décédée d’un traumatisme crânien.


Olivia Gazzano

Fastueuse Egypte, Musée Calvet, 65 rue Joseph Vernet, Avignon. Jusqu’au 14 novembre, prolongée jusqu'au 2 janvier 2012. Ouvert de 10h à 13h et de 14h à 18h, fermé le mardi. Tarifs : 6 euros, réduit 3 euros. Tél. 04 90 86 33 84. Catalogue 25 euros, album 9 euros.

Piss Christ. Je crois aux miracles ou boire le calice jusqu'à la lie

Ouverte au public depuis le 12 décembre 2010 et jusqu’au 8 mai 2011- normalement-, l’exposition de la Collection Lambert en Avignon, destinée à marquer ses dix ans d’existence, est devenue l’objet d’une polémique à cause ou grâce -selon le point de vue que l’on choisi- à une photographie d’Andres Serrano intitulée « Immersions (Piss Christ) ».

1/LA VISITE
2/ LA POLEMQUE ET LA DESTRUCTION DE L’OEUVRE

1 / LA VISITE

Depuis le 12 décembre 2010 le public peut découvrir cette exposition, destinée à mettre en valeur d’une part les artistes présents dans la collection d’Yvon Lambert et d’autre part le collectionneur lui-même. Elle a pour prétexte le dixième anniversaire du musée d’art contemporain qui a ouvert au début de l’été 2000 à Avignon et qui porte le nom du galeriste et collectionneur vençois, parisien et new-yorkais.

Elle est aussi une rétrospective des 27 précédentes expositions et à peu prêt une centaine d’artistes y sont représentés. Cette exposition esquisse, par ailleurs, la personnalité et la vie du collectionneur ainsi que son goût pour les artistes qui s’inscrivent dans une histoire de l’art.

On peut y voir la jeune génération du Land Art ainsi que les pères fondateurs dont un inédit de Christo, une œuvre préparatoire à celle du Pont Neuf. Sol Le Witt qui représente les débuts de la collection d’Yvon Lambert, y est bien représenté. L’art conceptuel aussi : avec par exemple, les trois boites de Joseph Kosuth, œuvres datant de 1965, représentant une boite en bois, sa photographie et sa définition telle qu’on la lit dans un dictionnaire, ou bien par Zilvinas Kampinas et sa bande magnétique flottant dan l’air en élaborant un mouvement sophistiqué par un simple système de ventilation qui souligne l’économie de moyen employé. Il est encore présent dans sa version chargée d’affectif avec les valises de Zoé Léonard, empilées jusqu’à atteindre la taille de son père, déporté en camp de concentration.

La vidéo de la finlandaise Salla Tykka quant à elle, en déconstruisant les procédés cinématographiques, démontre que le cinéma arrive à créer une narration avec seulement une musique connue et des cadrages, sans scénario racontant une histoire.

On passe au cours de la visite dans un cabinet de curiosité revisité par Eric Mézil, le directeur du lieu, cabinets dont il a la passion et dont celui-ci dialogue avec des oeuvres contemporaines minimalistes acquises par Yvon Lambert qui l’a nommé à ce poste.

Puis on redescend par l’escalier étroit dont la cage a été recouverte de manière très réussie des cadres noirs sans portraits transcrivant le poids de l’absence.

Au rez-de-chaussée, on découvre le collectionneur bibliophile qui offre à ses artistes la possibilité de réaliser un ouvrage. Sont présents ici ceux de Daniel Buren, On Kawara, entre autres ainsi que des ouvrages anciens de bibliophilie. On peut aussi y voir le dernier Sol Le Witt réalisé en France, les ballots de l’artiste d’origine coréenne Kimsooja et dans une vitrine, un curieux cadeau fait par Jean-Michel Basquiat à Yvon Lambert alors qu’il était encore totalement inconnu et qu’il se trouvait à Amsterdam pour se procurer sa drogue : un sabot hollandais peint de sa main. Figure aussi un manteau donné par Azzedine Alaïa pour la mère du collectionneur.

Passé cet intermède dans la vie plus intime du collectionneur, on retrouve la collection elle-même avec l’étonnant portrait en diamants de Marlène Dietrich (2004) par le brésilien Vik Muniz. Pour réaliser cette série de portraits de stars, il s’est fait enfermer dans une banque, la nuit. Puis il a réalisé ses portraits avec des milliers de diamants et les pris en photo. Au petit matin, l’œuvre originale est toujours détruite parce que les diamants sont recomptés, seule l’image reste, sur fonds noir, telle une Vanité.

Plus loin, on aperçoit une étoile faite de croix. Quand on s’approche, on se rend compte qu’en fait de croix, se sont des matraques. Une œuvre cynique de Kendell Geers, datant de 2007, réalisée avec des matraques achetées à Soweto.

On s’achemine vers la fin de l’exposition en passant devant la série des assiettes cassées de Julian Schnabel datant des années quatre-vingt pour terminer ce panorama par une vidéo de onze minutes de Mark Wallenger, « Au seuil du royaume » : une musique au ralenti, un plan fixe, des hôtesses en uniforme qui peut soit vous laisser de marbre, soit assombrir fortement votre sortie du musée.

2/ LA POLEMIQUE ET LA DESTRUCTION DE L’ŒUVRE

Au cours de la visite, on peut voir plusieurs photographies d’Andres Serrano. Rappelons que le musée a consacré en 2007 une exposition monographique de ses Portraits des comédiens de la Comédie Française. Celui de Denis Podalidès figure d’ailleurs dans l’exposition actuelle. L’artiste, à l’occasion de cet anniversaire a offert 120 de ses photographies à la Collection Lambert parce qu’Yvon Lambert a été le premier à l’exposer à Paris et tester ainsi sa réception. Parmi elles, se trouve celle titrée « Immersions, (Piss Christ) ».

Réalisé en 1987, au début de l’apparition du sida et dans le cadre d’un travail sur les liquides corporels, ce cibachrome (procédé de tirage photographique couleur depuis un film inversible notamment réputé pour résister aux attaques … du soleil) avait été très très mal reçu aux Etats-Unis, où il fut jugé blasphématoire par une partie du public parce qu’il donne à voir une représentation du Christ en croix plongé dans un bain d’urine.

Depuis une dizaine de jours, elle fait dorénavant polémique en France, à Avignon, cité papale, et qu’elle polémique ! Puisque elle est devenue fatale à l’œuvre – nous venons de l’apprendre à l’heure où nous écrivons cet article-.

Ce n’est curieusement que depuis donc une dizaine de jours que des Chrétiens, blessés dans leur Foi, excédés par la représentation, une fois de plus, dégradante du Christ, ont manifesté leur colère par une prière de réparation devant la Collection Lambert le samedi 9 avril, un chemin de Croix le dimanche 10 avril, puis par une manifestation importante samedi 16 avril, veille des Rameaux, sous une banderole où était écrit « Piss Christ, n’acceptons pas l’inacceptable », puis dimanche 17 avril par un cortège réunissant entre 800 et 1500 personnes, selon les sources. En fin de journée, la manifestation ayant atteint la Collection Lambert, quatre personnes se seraient introduites dans le musée et « l’œuvre a été détruite » selon la direction, ainsi qu’une autre photographie ayant trait avec la religion.

Après la prière de réparation et devant les menaces qui pesaient sur le musée, Eric Mézil, le directeur, a fait le choix de fermer pour le week-end la Collection, disant à la presse « on a peur. … On est désemparés devant cette violence… C’est pathétique ». Puis aujourd’hui, après la destruction de la photographie « l’ignorance de ces gens est hallucinante ».
Ces gens, ce sont les catholiques dit intégristes ayant mené la révolte qui sont désignés, précisons-le.

Magnifiques opportunités d’énerver instantanément tout le monde, comme si on brandissait un foulard rouge devant un taureau.

Alors, tout d’abord, non, le rôle de l’art n’est pas de provoquer comme on l’a lu de-ci de-là en réponse, même si cela est très à la mode depuis que Marcel Duchamp a posé, en 1917, un urinoir à l’envers sur un socle, dans une exposition.
Deuxièmement, quand on provoque, on devrait s’estimer content d’avoir excité le taureau, sinon c’est à rien y comprendre. On ne se fait pas passer pour la victime.
Troisièmement, si on n’a pas conscience qu’on pourrait éventuellement exciter le taureau en brandissant devant lui un foulard rouge, c’est de la pure inconscience ou de la pure bêtise.
Or, nous avons du mal à penser que le directeur de la Collection Lambert soit inconscient ou idiot.
Choisir le Piss Christ comme visuel emblématique de l’exposition, le placarder en 4m.x3m. sur les panneaux d’affichage et sur une des façades extérieure du musée, n’est pas innocent. La provocation est bel et bien volontaire. Le problème, à notre sens, est que nous sommes censés vivre en société et en démocratie. Nous sommes aussi censés savoir que la société est faite d’hommes et de femmes de sensibilité et d’opinions différentes. Dans une démocratie, nous avons le droit de défendre nos idées et nous opposer à celles d’autres personnes, par la Raison, non par la provocation.

Certes, un artiste a tout à fait le droit de s’exprimer comme il l’entend parce qu’il a justement ce statut d’artiste, c'est-à-dire de fou du roi en quelque sorte. Mais le lieu qui l’expose ne devrait-il pas jouer pleinement son rôle de médiateur quand il est financé par des partenaires publics ?

Expliquons-nous. La collection Lambert appartient à Yvon Lambert. Si Yvon Lambert exposait ses œuvres chez lui, il pourrait le faire comme il veut. Ce serait un lieu privé ouvert au public, défendant le point de vue d’un collectionneur très à la pointe de l’art contemporain qui est l’objet même de son métier. Or la collection de monsieur Lambert est exposée dans un hôtel particulier cédé par le Conseil général de Vaucluse et fonctionne grâce aux crédits alloués en majeure partie par la ville d’Avignon, mais aussi par la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Tout cela dans la perspective d’en faire dans quelque temps pleinement un musée de la Ville. Il s’agit donc d’un musée public, ouvert pour tous les publics dont une bonne partie sont des contribuables à divers titre et qui se plient de bonne grâce ou pas, à payer ses impôts en échange d’un surcroît de culture. La mission d’un musée est de rendre accessibles les œuvres, physiquement et intellectuellement, partant du principe que tous les publics qui viendront potentiellement les voir n’ont pas nécessairement les clés de compréhension nécessaires. Ce rappel étant fait, à partir de là, aucun directeur de musée n’a le droit d’insulter une partie du public en déclarant que « l’ignorance de ces gens est hallucinante ». Car les catholiques dits intégristes qui ont manifesté leur colère ne sont pas les seuls à ne pas avoir compris le sens donné à cette photographie par Andres Serrano.

Nous touchons du doigt ici un problème essentiel de cette Collection Lambert. Yvon Lambert n’a pas encore intégré qu’en donnant sa collection à la ville, elle change de statut et ne lui appartient plus vraiment. Or, il l’a pensé comme la fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, et il l’envisage toujours sous cet angle. Mais la fondation Maeght est une fondation privée. On peut comprendre cependant tout à fait qu’ayant mis une vie entière à la constituer, il puisse avoir du mal à s’en détacher.

Affolée, inquiète, consciente de son erreur (?) la direction de la Collection a fait envoyé, vendredi dernier, par son service communication, un communiqué de deux pages à la presse, dans lequel elle convoque la cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme et donne, enfin, une explication de l’œuvre que nous vous retranscrivons bien volontiers.

Andres Serrano : « Un artiste comme moi travaille toujours en connexion avec son temps. Un travail comme celui des Fluides – même si ce n’était pas fait de manière totalement consciente- est aujourd’hui très facilement associé au contexte de son époque : au sida (…) Cette œuvre n’a jamais été provocante, ni conçue comme telle, à mon sens. Je n’avais absolument pas anticipé la réaction d’une part du public (…) J’ai été en effet extrêmement critiqué par des groupes fondamentalistes qui ont considéré que mon travail était blasphématoire. »
« En 1987, lorsque l’œuvre est créée, l’artiste associe, mélange, distille, les « humeurs » du corps humain comme on les nommait dans la médecine médiévale. Ces fluides dont on cache la présence – le sang, la bave, la bile, l’urine-, deviennent d’autant plus anxiogènes avec l’hystérie collective suscitée par l’apparition du virus du SIDA.
C’est donc une interrogation sur ce que ces fluides peuvent révéler, autant que sur leurs esthétismes cachés- puisque la réaction du solide dans le liquide provoque une nuée de bulles d’air et un changement de luminosité- qui est l’objet de Immersion (Piss Christ).
Lors de son exposition en 1989 aux Etats-Unis, l’œuvre provoqua un débat, certains croyants extrémistes accusant Serrano de blasphème. D’autres, en revanche, y voyaient l’expression de la liberté de l’artiste.
Ainsi Sœur Wendy Beckett, critique d’art et religieuse catholique, déclara dans un entretien télévisé qu’elle ne considérait pas cette œuvre comme un blasphème, mais plutôt comme une indication de « ce que nous avons fait du Christ » (« this is what we are doing to Christ ») : cette photographie témoigne selon elle de la façon dont la société contemporaine en est arrivée à voir le Christ et les valeurs qu’il représente. »

Et bien voila, ce n’était pas compliqué ! Il aurait simplement fallu mettre à disposition des visiteurs cette explication, sur une simple feuille, dans un coin de la salle où la photographie était exposée. Au passage, le même dispositif aurait dû être mis en place pour l’ensemble de l’exposition.

Mais il est tellement amusant d’énerver le taureau !

Tout cela étant dit, la Collection Lambert par sa présence à Avignon, a le mérite de nous rendre accessible des œuvres d’art contemporain et de nous impliquer concrètement dans la réflexion sur la nature de l’art contemporain. Mais il faut qu’elle cesse de nous mépriser parce que nous, nous ne la méprisons pas.

Olivia Gazzano, Prosper, le magazine culturel, Vaucluse, Avignon, Drôme provençale, Alpilles, le 17 avril 2011 dans http://www.magazineprosper.com/ , rubrique Expositions temporaires

Le « work in progress » de la Fondation Blachère

Bamako, Lyon, Apt : d’une ville à l’autre, l’itinéraire de six jeunes photographes s’expose comme une œuvre en chantier où la Fondation met en scène, aussi, son propre travail.
Artistes et fondation à l’œuvre, tâtonnements et avancées, tentatives, expériences, observation, confrontation des regards. Au-delà des images présentées, l’objet de ce carrefour singulier qu’est « L’expo/photo » est la création à l’œuvre, l’élaboration du travail de l’artiste au cours de passages successifs, d’une ville à l’autre, au fil d’un itinéraire accompagné par la fondation. Elle se présente comme une invitation à aller voir, au plus près, de quoi se nourrit l’acte artistique, comment il s’élabore dans la rencontre, l’échange, le déplacement. Ce faisant, elle propose aussi une plongée au cœur du travail de la Fondation elle-même, placé au cœur de ce « work in progress ».

Tout commence en novembre 2009, à la Biennale photo de Bamako. La Fondation Jean-Paul Blachère sélectionne alors ses cinq lauréats, cinq jeunes photographes d’Afrique et de la diaspora : la sud-africaine Zanele Muholi, militante de la cause homosexuelle et transexuelle en Afrique, auteur de portraits et de scènes intimes sur ce thème dérangeant, le Nigerian Uche Opka-Iroha, pour sa série « Sous le pont », lieu de vie improbable pour toute une communauté de Lagos. Nestor Da, Ivoirien exilé au Burkina Faso, pour son travail prometteur à mi-chemin entre photo et arts platiques, le Congolais Baudouin Mouanda, pour sa série sur la Sape (Société des ambianceurs et personnes élégantes) entre Paris et Kinshasa, et Mohammed Bourouissa, Algérien diplômé en France, photographe revisitant comme un peintre, avec des figurants comme personnages, les scènes de faits-divers dans les banlieues.
Selon un processus désormais bien établi, la Fondation va accompagner ces lauréats dans leur travail jusqu’à la présentation d’une exposition collective au centre d’art aptésien. Avec une étape marquante à Lyon au printemps 2010, dans le cadre du festival Passages. Après avoir piloté pendant plusieurs années les ateliers de Joucas, la Fondation invite, à la demande du Musée des Confluences, les photographes à poser un libre regard sur la ville. Aux cinq lauréats se joint François-Xavier Gbré, Franco-Ivoirien auteur de « mes tissages urbains », également croisé à la Biennale de Bamako. Malik Sidibé transpose temporairement son célèbre « Studio Malick » de la capitale malienne dans les quartiers de Lyon pour photographier les habitants. D’autres libres regards, celui du vidéaste Breeze Yoko, des photographes Samy Baloji et Véronique Martin, de la critique d’art Christine Eyéné sont invités à se poser sur la ville et l’événement.

Ces regards croisés sont au cœur de L’expo/photo où Pierre Jaccaud met en scène les artistes et la fondation à l’œuvre. Pas d’images encadrées, de présentation attendue et bien léchée, mais de grands papiers photos déroulés jusqu’au sol laissant parler les images, des séries déroulées aux murs, avec le contre-point de la vidéo. Simplicité des moyens et respect des œuvres –les tirages sont de grande qualité--se conjuguent. On montre le travail en train de se faire, l’envers du décor. Et le scénographe lui-même n’échappe pas à la règle, mettant en scène ses « carnets de bord » et ses ébauches. Plus qu’une exposition, l’ensemble se conçoit comme une co-création.
« La scénographie et le contenu de l’Expo/Photo expriment notre vocation. On montre un processus de création et on exprime une stratégie qui est de faire la promotion de l’artiste africain sur le plan européen », résume Claude Agnel, administrateur de la Fondation Blachère. Une exposition en forme de profession de foi, pour une Fondation dont la vocation est de faire œuvre, comme on le voit ici, avec les artistes.

Carina Istre

L’expo/photo. Centre d’art de la Fondation Blachère. Apt. Jusqu’au 30 avril 2011. Entrée gratuite du mardi au dimanche, 14h-18h30. Tel 04 32 52 06 15